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Le scénario noir de la crise des « supprimes » – Publié le 20 mars 2008 dans La Tribune

Tout va très bien Madame la marquise ne devrait pas tarder à remplacer la Marseillaise; du moins au vu des réactions de la société française à la déflagration qui secoue l’économie mondiale. On nous rejoue le coup du nuage de Tchernobyl; jusqu’au ministre de l’Economie qui a érigé la méthode Coué en principe de gouvernement, répétant jusqu’à l’obsession que la croissance serait de 2%. D’un point de vue politique, l’attitude est confortable, et l’on comprend le courroux du président Sarkozy quand une bête contraction du CAC 40 parasite la remise du rapport Attali sur la croissance.

Juste par esprit de contradiction, évoquons donc en catimini le possible scénario noir de la grande dépression de 2008 qui toucherait le monde entier, sauf la France bien sûr. Le processus a connu ses prémices en fin d’hiver 2007, il a éclaté en août et se développe depuis, comme une vague inexorable, balayant tout sur son passage.

A l’origine, une création aussi démentielle qu’erratique de dette à l’échelle mondiale, compensée pendant des années par la croissance des pays émergents, la Chine en premier. Une conséquence? Une spéculation sur un domaine particulier, celui de l’immobilier américain: le système prête sans limite, y compris aux emprunteurs insolvables (les « subprimes »), alimentant ainsi la création d’une bulle.

Donc, en 2007, la bulle éclate. La purge commence sur l’actif fictif (les valeurs aberrantes des immeubles). Les prix baissent, les taux montent et les mauvais payeurs commencent à se trouver en difficulté. Ils vendent, sans condition, contribuant à la chute des prix, et le risque théorique de pertes sur leur emprunt non honoré devient réel.

Revanche des pauvres sur les puissants, ce fatal engrenage a des retombées sur la structure bancaire dans son ensemble. Toute l’industrie financière constituée pour gérer ces dettes gagées sur la spéculation s’effondre en quelques semaines. Les « monolines », les « mortgage brokers », les « mortgage originators » – vous n’en n’aviez jamais entendu parler ? – ferment tous les uns après les autres, les licenciements commencent et toutes les banques soi-disant non exposées (y compris françaises) prennent le boomerang de plein fouet. Les pertes commencent à être constatées, elles donnent le vertige, se chiffrant en milliers de milliards de dollars.

Nous en sommes là aujourd’hui. Chaque jour nous apprend à quel point la charpente est termitée, surtout en fin de mois, en fin de trimestre, en fin d’année, quand les informations deviennent obligatoires. Concrètement, nous aurons d’autres déflagrations, fin février (très forte, publication des comptes annuels), fin mars (fin du trimestre) et ainsi de suite.

Le problème est que ce n’est là que le début du mécanisme. Pour le moment, la dégringolade immobilière n’a pas encore produit tous ses effets: les ménages américains surendettés paient encore les obligations liées à leur logement; ils arbitrent comme on dit en finance. Ce qu’ils n’honorent plus, ce sont leurs cartes de crédit. Des mois de consommation ne sont pas réglés et les banques engagées sur ce secteur commencent à se trouver en difficulté. C’est le double bang: carte de crédit + crédit hypothécaire sans contrepartie d’actif = faillites personnelles dramatiques. La Grande Dépression, vous connaissez?

Continuons. La consommation s’effondre, elle a déjà commencé, ce sera bien pire; les classes moyennes sont déjà touchées. La consommation est le moteur de la croissance aux Etats-Unis, plus qu’en France, c’est dire. L’économie américaine en croissance négative, réalité d’ores et déjà. Les répercussions sont terribles pour les fournisseurs, au premier rang desquels la Chine, l’Inde et les autres pays émergents. Ils entrent en récession à leur tour. Récession, pour des zones en taux de développement à deux chiffres… Vous mesurez le contraste?

On comprend la panique des marchés boursiers asiatiques. Et combien de temps va durer l’apurement? Le premier semestre 2008 est déjà perdu. Pour la suite, on peut être inquiet. La dévalorisation brutale de l’immobilier diffuse lentement ses effets pervers. Mais, surtout, dimension supplémentaire: les pertes bancaires ont fait disparaître la liquidité. Les caisses mondiales sont à sec. La contrepartie est déjà sensible: plus d’argent, donc plus d’investissement dans les entreprises de production. Pas d’investissement, pas de relance, ou très lente.

Un scénario gris foncé verrait les liquidités disponibles dans les pays émergents venir à la rescousse de nos économies exsangues. Cette perspective est loin d’être certaine. L’Europe pourrait-elle être épargnée? Le tsunami met du temps à traverser l’Atlantique, mais il finit toujours par déferler; ce fut vrai en 1929, ou lors de la crise immobilière dans les années 90. La Société Générale a sonné le premier coup; le ralentissement commence à se faire sentir, il s’amplifiera en cours d’année. La rigueur générale est inévitable.

Philippe Dessertine, directeur de l’Institut de haute finance, professeur à l’université Paris X

Bulle amère, la finance a perdu ses repères

Le principe d’une bulle financière est d’éclater un jour. Plus elle enfle, plus l’onde de choc est violente, plus les conséquences sont dévastatrices. En ce début d’année 2015, les marchés boursiers européens sont saisis de folie, gagnant jusqu’à 20% de valeur en trois mois dans un climat étrange. Rarement dans l’histoire financière, une euphorie boursière n’avait été accueillie avec autant de doutes et de craintes. Ce gonflement des valeurs boursières est irrationnel, parce que décorrélé des fondamentaux économiques. Il est l’ultime manifestation d’une suite de bouleversements exceptionnels intervenant dans un laps de temps réduit. La finance a totalement perdu ses repères. Le dollar s’apprécie à une vitesse fulgurante, tandis que l’euro s’effondre. Toutes les monnaies du monde sont déstabilisées. Les taux négatifs, une aberration, apparaissent un peu partout, le risque n’est plus valorisé, la liquidité est tellement abondante qu’il est pénalisant d’en détenir. Des masses vertigineuses de capitaux migrent d’un marché à l’autre, toute prévision devient impossible.

L’origine de ces phénomènes se trouve dans l’action des grandes banques centrales, en particulier la FED américaine et plus récemment la Banque Centrale Européenne. Cette dernière a plus que répondu à l’injonction des politiques, désarmés face à une croissance amorphe. La planche à billet fonctionne depuis quelques jours à plein régime, 60 milliards d’euros injectés par mois de gré ou de force, dans un plan vertigineux de 1140 milliards d’euros, plus de 10% de la production annuelle totale de la zone euro. Ce dopage en monnaie folle est d’ores et déjà la cause de l’explosion des indices boursiers. Il est plus difficile de lui attribuer l’origine du fort regain de croissance constaté en Europe. La véritable cause est bien davantage l’autre séisme auquel l’économie mondiale est confrontée : l’effondrement brutal des prix de l’énergie. Pour l’Occident, il s’agit d’un coup de booster providentiel dont au passage l’un des effets pervers fut cette déflation qui motiva justement l’action de Mario Draghi. Une autre conséquence, plus préoccupante, est la déstabilisation de l’ensemble des producteurs de pétroles, comme la Russie, l’Iran, entre autres. Le péril n’est plus économique, il devient géopolitique et ce n’est pas une bonne nouvelle.

Alors oui en Occident, la croissance semble revenue, les chiffres de l’emploi pourraient s’améliorer et les boursicoteurs se délectent. Mais quel sera le prix à payer du dérèglement très profond ?

Elever les banquiers centraux au rang des nouveaux maîtres du monde n’est pas forcément la meilleure des idées. Jamais un gouverneur de banque centrale n’a créé de richesse réelle, en jouant les apprentis sorciers, il peut provoquer les pires catastrophes. Le 19 février 1796 en Place Vendôme, on brula les machines à assignats, les planches à billets de l’époque. Hélas, il était trop tard. Un an plus tard, en 1797, la France faisait défaut sur les deux tiers de sa dette. Les conséquences en furent terribles et l’on jura de ne plus jamais succomber à la tentation diabolique. C’est la dernière faillite de notre pays. A ce jour.

“Les ailes de France” dans le Journal Sud Ouest

Il y a la rage froide que suscite l’inéluctable disparition d’Alcatel, le fleuron français des télécommunications avec sa recherche, son innovation uniques ; des stratégies délétères ont conduit au désastre, cette absorption par Nokia, présentée comme une soi-disant fusion alors que le siège social sera en Finlande et que la répartition des parts de la nouvelle entité seront aux deux tiers pour les actionnaires de Nokia et d’un tiers seulement pour ceux du désormais ex Alcatel. Alors bien sûr, on peut se cantonner à cette vision de court terme, en se félicitant que les rares emplois restant à Vélizy ou ailleurs, seront maintenus.

Il y a pour se remonter le moral le succès du Rafale. Les ailes françaises portent toujours plus haut le savoir-faire de nos ingénieurs et des entreprises susceptibles de leur être associées, Thalès Avionique ou Thalès-Dassault Electronique (en partie héritières de l’ancienne Alcatel, ne retournons pas le couteau dans la plaie).

L’aéronautique militaire, l’emblème économique du Bordeaux des années 60, s’était résignée à s’incliner devant la gloire de Toulouse et de ses unités de production géantes. La saga d’Airbus, réussissant l’impensable, détrôner la toute-puissance de Boeing, rendait moins amères les réminiscences des grandes années des usines de Mérignac, celles des Mirages, III, F1, 2000, qu’adoucissaient à peine la réussite du jet d’affaire Falcon.

Et puis, en cette année 2015, soudain l’horizon s’éclaircit pour le Rafale, le « meilleur avion du monde » selon les officiels français, ce que confirment des spécialistes britanniques, que l’on ne peut rarement suspecter de francophilie excessive. Les démonstrations d’efficacité des appareils français en conditions réelles de combat ont été redoutables, en Lybie, au Mali ou plus récemment en Irak. Peu de forces aériennes sont aujourd’hui capables de mener des missions aussi délicates, pour certaines d’entre elles du fait de l’éloignement exceptionnel des cibles atteintes. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes et de retournements spectaculaires de la politique extérieure américaine (avec l’Iran notamment), les obstacles ultimes ont été levés et les contrats attendus depuis plus de quinze ans se concluent les uns après les autres. D’abord une vente de 24 exemplaires à l’Egypte,  suivie quelques jours plus tard de celle de 36 avions à l’Inde. Certes, les revirements de dernière minute ne sont pas à exclure dans des domaines aussi sensibles, mais il n’empêche : la technologie française a le vent en poupe, et d’autres clients potentiels comme le Qatar pourraient se décider à leur tour.

A la clef de ces bonnes nouvelles, ce sont des promesses de milliards d’euros restaurant la balance commerciale française, de milliers d’emplois, d’une spirale favorable pour la recherche et l’innovation dans un secteur de pointe aux retombées importantes. Ces aubaines, la France les doit donc à un jeune homme ayant fêté ses vingt ans … en 1912. Le Rafale fut en effet l’un des derniers dossiers sur lesquels Marcel Dassault en personne (né en 1892), imposa sa vision d’un avion totalement polyvalent. On imagine quel triomphal billet posthume il écrirait dans son journal Jour de France, plus de quarante ans après avoir lancé les premières études pour la réalisation du prototype qu’il défendit envers et contre tous.

Alors, quelles conclusions tirer de cette success story ? 

La première est qu’en matière économique aussi, la patience et la persévérance peuvent être des qualités primordiales.

La deuxième est qu’il est peut-être temps pour la France de cesser d’espérer les miracles de ses glorieux vieillards, de favoriser enfin l’émergence de nouveaux patrons de vingt ans et des poussières. Les recettes n’ont pas changé : de l’audace, de la prise de risque, de l’inventivité. La french tech comme on l’appelle est certes prometteuse. Elle a seulement un train de retard, il faudra courir très vite ne pas rater le suivant. Il n’est plus nécessaire d’attendre des décennies pour recueillir les fruits de la croissance. Les nouvelles étoiles du 21ème siècle s’appellent, Apple (créée en 1978, valeur 740 milliards de dollars), Microsoft (créée en 1975, valeur 348 milliards de dollars), Google (créée en 1998, valeur 367 milliards de dollars), Alibaba (créée en 1999, valeur 211 milliards de dollars), Facebook (créée en 2004, valeur 231 milliards de dollars)… Et il y en a tant d’autres, des Yahoo, des Linkedin… Mais pas la moindre française, ni même européenne. La plupart ont été développées par des gamins dans des garages, des Marcel Dassault d’aujourd’hui.

Pour que nous saisissions ces opportunités offertes par le progrès, qui s’annoncent encore plus extraordinaires, il est indispensable de changer d’état d’esprit, de bannir le principe de précaution et de lui préférer celui de risque à outrance ; il est capital de revoir notre fiscalité afin de permettre l’émergence de jeunes fortunes, ces nouveaux milliardaires qu’appelaient de ses vœux un certain Emmanuel Macron ; et de préparer enfin le remplacement de nos dinosaures du Cac 40.

Ah oui, au fait, Dassault Aviation (créé en 1929) vaut 12,5 milliards de dollars ; et Alcatel (créée en 1898) a été estimé par Nokia à 14 milliards. C’est beaucoup… Dans le monde de demain, ce n’est rien.